Juillet 2000 : l'angoisse de la routine
En Juillet 2000, nous étions partis depuis bientôt deux ans, nos deux ans de contrat, et l'angoisse du retour, du retour de nos routines se fit plus pesante. D'aucuns parmi nous pour se rassurer savaient qu'en rentrant ils termineraient qui un cursus universitaire, qui un parcours professionnel, et retrouverait un cocon plus ou moins douillet. Afin de retarder au maximum ces retrouvailles, la plupart choisissait le « chemin des écoliers » pour rentrer, préférant le bateau et de multiples escales.
Quand je suis rentré, j'ai choisi quant à moi l'avion pour rentrer d'un coup, avaler le calice rapidement.
Pour moi il était très difficile de songer ne serait-ce qu'un peu à cette routine sans angoisse en ayant devant moi chaque jour la munificence du « Dôme du Rocher », la sensualité des paysages du Jourdain par la fenêtre et en ressentant à chaque instant la douceur du climat et l'accueil généreux des habitants.
Pour les gens du quartier, j'étais devenu un des leurs, y compris pour les petits voleurs de touristes hollandais, que la police israélienne laissait faire afin d'entretenir l'impression d'insécurité perpétuelle dans la « Vieille Ville » et affirmer de temps à autres leur présence en procédant à des arrestations spectaculaires et violentes de délinquants qu'ils laissaient courir le reste du temps.
Un soir où des pèlerins français assistaient à la messe à la basilique Sainte Anne, messe présidée par un jeune évêque parisien, un de ces ecclésiastiques se situant pudiquement et exclusivement comme il le dit lui-même sur le plan spirituel, laissant de côté la réalité de ce qu'il voyait autour de lui, préférant rêver d'un Jérusalem idéalisé, peuplé seulement de purs esprits, et non cette ville où la plus grande pauvreté côtoyait la richesse la plus insolente, richesse justifiée le plus souvent hypocritement par des traditions qui ne justifient absolument rien, je compris à quel point je m'étais intégré au quartier.
Un des pèlerins m'apostropha dans un anglais très hésitant :
« You ! Canne You openeune Ze doure plize » dit-il non sans une certaine fébrilité, et quelques gouttes de sueur perlant sur son front, car il avait certainement lu et entendu les recommandations concernant la dangerosité supposée de la Vieille Ville.
Quand je m'exécutai, lui et son épouse n'osèrent cependant pas sortir, il y avait l'agitation habituelle de la rue palestinienne dehors, des terroristes le couteau entre les dents à tous les coins de rue c'est certain. Il suggéra à sa femme d'attendre leur taxi à l'intérieur, ce qu'il me signala :
« Oui ouile ouaitine ze taxi ine zi housse ».
Je leur répondis en anglais, en rajoutant dans l'accent marqué que cela ne posait pas de problèmes.
Ils me remercièrent en chœur, rassurés :
« Sanque iou sœur ».
Leur taxi, israélien, nous le comprîmes après le coup de fil qu'ils passèrent à la loge de Sainte Anne, ne voulait pas venir dans la Vieille Ville, ne voulait pas s'aventurer dans un quartier si mal famé à ses yeux.
Le pauvre homme et son épouse étaient désespérés, se voyant déjà vendus au marché aux esclaves sur la Côte Barbaresque quand je répondis à leur anglais chaotique en français, un des Pères Blancs présent appelant rapidement un taxi arabe qui vint les cueillir juste à la sortie et qui les ramena à bon port..
Ce n'était pas les seuls à être aussi terrifiés dans la Vieille Ville. Nous avions croisé des israéliennes un soir de rupture de jeûne de Ramadan qui passant tout près des murailles et entendant des bruits de pétards éclatant crurent la guerre faire rage. Nous eûmes toutes les peines du monde à les convaincre de ne pas appeler la police et l'armée, que c'était juste des gosses musulmans fêtant la rupture du jeûne.
L'une d'elles nous dit, elle ne portait aucun signe distinctif, qu'ils allaient les reconnaître comme juives et les tuer. Nous essayâmes de leur faire comprendre que cela n'était pas inscrit sur leurs fronts, et que rien n'arriverait, ce fût peine perdue.
Ces personnes subissant la plus grande pauvreté matérielle dans Jérusalem étaient capable par contre d'une générosité d'accueil plus extraordinaire que celui de bien des communautés religieuse confites dans leurs habitudes mortifères.
Ainsi, je me souviens de ce petit boulanger qui tint à m'offrir le café, me fit visiter son logis ou ce qu'il appelait logis. Je profitais de la seule chaise valable de l'endroit, pendant que lui s'asseyait sur une caisse ayant contenu des sacs de farine. Comme je buvais son café en grignotant un des « knaffeh » qu'il m'offrit, je pus constater qu'il dormait sur un galetas immonde, poussiéreux et mangé aux animaux parasites. Il n'avait aucune amertume, il aurait bien voulu vivre confortablement mais « Inch Allah, Bukra, Maalesh ».
En deux ans, je n'ai jamais eu de moment réellement de cafard. Il me suffisait de sortir la nuit au cœur des ruines de la piscine de Bethesda près desquelles j'habitais, et de rêver en regardant la voûte céleste, le ciel clair et les milliers d'étoiles, j'avais comme le sentiment que le monde entier était tout proche dans toutes les directions, que mes amis, que la France n'étaient pas si éloignés.
Je faisais régulièrement le rêve suivant : au bout de la Via Dolorosa juste en bas de chez moi, juste après un petit minaret commençait la rue que j'habitais en France, qui aboutissait étrangement sur toutes les rues de ma vie
Bien souvent, les personnes n'ayant pas vécu cette expérience de l'expatriation se demandent bien comment l'on peut tenir le coup du fait de l'absence de repères stables, d'une situation locale explosive, sans routines en somme. On peut d'ailleurs retrouver une routine très pesante à l'autre bout du monde. L'habitude ce n'est pas seulement dans nos pays.
L'habitude peut être exotique.
La réponse est assez simple, la plupart des personnes qui partent sont bien souvent inadaptés à la vie moderne, au désir de performance roi, à la loi de l'argent le plus fort, se lassent vite d'une vie apparemment bien équilibrée, voire un peu trop. Il est évident qu'ils fuient toujours quelque chose par peur de s'y confronter, cherchant dans l'extraordinaire une réponse à des questions tout ce qu'il y a de plus ordinaire.
Ces questions, on pense d'ailleurs les avoir laissées en route, mais on les retrouvera au retour, aussi pesantes, voire plus, aussi douloureuses, provoquant les mêmes blessures.
Les personnes qui partent, ou qui ont ce désir, ne sont pas pour autant des paumés, ou des dépressifs, mais la banalité qui a aussi ses charmes, n'est pas pour eux. Ils ont d'autres désirs, des désirs souvent d'absolu, un absolu qui au Proche Orient s'incarne dans les paysages désertiques, que ce soit celui du Negev ou du Jourdain, ou celui liquide de la Mer Rouge.
Il ne s'agit pas de mépriser pour autant le quotidien, le banal, l'habituel pour autant, ce n'est simplement que ce n'est pas pour eux aussi. C'est aussi s'habituer à tout qui rend la vie insupportable, qui aliène, lorsque l'on a abdiqué face à de multiples petits compromis, tout petits mais suffisants pour se laisser vaincre et renoncer à vivre vraiment.
Un ami qui était parti depuis un an de la « Ville Sainte », mais qui revenait nous voir de temps à autre, un jeune prêtre d'origine colombienne me proposa pour calmer l'angoisse un week-end à la plage à Tel Aviv, avec une visite souvenir des cafés en front de mer pour tenter de comparer une dernière fois les vertus des bières israéliennes comparées aux palestiniennes.
Cet ami, ancien étudiant à l'École Biblique, se promenait là-bas sans aucune vergogne nanti d'un « keffieh » autour du coup, mais son aplomb hors-normes aplatissait curieusement toutes les velléités de violence des personnes croisées, qui lui pardonnaient ce détail vestimentaire.
A l'aéroport, il paya son insolence (là-bas constater simplement des faits était considéré comme insolent ou transgressif) et son irrespect total des règles absurdes par huit heures de fouille, un ordinateur mis en pièces, avec une thèse, fruit d'un travail de longue haleine irrémédiablement perdue, et deux heures dans une cellule, qui furent pour lui les deux heures les plus lentes de son existence, et surtout son refus des compromis grotesques, en vigueur à Jérusalem parmi nombre de chrétiens expatriés qui ne voulaient surtout pas voir le réel, que cela avait également choqué, à commencer par les membres de la plupart des communautés charismatiques qui allaient jusqu'à emboîter le pas à des fous en pleine sublimation de leurs frustrations, ayant des visions compensant la grisaille de leurs existences mornes.
Je le remercie encore de m'avoir donné quelques bonnes adresses à Jaffa, Jérusalem, Haïfa, non loin du temple des pacifiques « Bahai », tenants d'une secte farfelue mais sans haine dans ses comportements, ou Tel Aviv sur le front de mer, où les jolies filles ne manquaient pas (dans son cas, il m'affirmait que l'on peut admirer la création divine, dont font partie les jolies filles, qui sont comme des fleurs que l'on n'a pas forcément besoin de cueillir, mais aussi à Ramallah, où il m'indiqua une fumerie de narghileh en haut d'une tour de béton, Jénine, où nous mangeâmes un vrai « mezze » palestinien, Naplouse, nous dégustâmes des « mixed grill » près d'une fabrique de savon ou Gaza, nous bûmes du café dit « turc » affalé comme des sultans de l'ancienne Bagdad sur des coussins aux couleurs vives.
Il trouvait ça normal, cherchant à ce que « rien de ce qui est humain ne lui demeure étranger », n'y voyant pas de contradiction avec son sacerdoce dont il respectait scrupuleusement toutes les exigences morales. Il n'y a pas besoin « d'avoir l'air » de quelque chose pour l'être vraiment, ou pas.
Temple des BaHa'is pris ici
"Star et Bucks café" de Ramallah pris ici
Marché aux puces de Jaffa emprunté à ce site